No 7 - 2007
La mémoire familiale. Les histoires de famille et les généalogies au XXIe siècle
Sous la direction de Denise Lemieux, Éric Gagnon
Introduction: La famille pour mémoire
Denise Lemieux, Éric Gagnon
Il pourrait sembler curieux de s’intéresser encore à la mémoire familiale en Occident au tournant du XXIe siècle. De quelle mémoire peut-il en effet s’agir, dans une société tout entière tournée vers le présent et où la famille paraît davantage soucieuse du bonheur de ses membres que de la perpétuation d’un héritage? La mémoire n’est-elle pas réservée à la famille « traditionnelle » préoccupée d’assurer sa continuité et sa propre reproduction ? Ne se réduit-elle pas, dans la famille « moderne », à l’évocation de souvenirs empreints de nostalgie lors des fêtes et des rencontres? Pourtant, la mémoire demeure une dimension importante de la vie des familles et une dimension constitutive de tout lien de filiation; elle est même au centre de la formation de l’individu comme être différencié et autonome, ainsi que le montre Vincent de Gaulejac dans l’article qui ouvre ce numéro d’Enfances, Familles, Générations. C’est ce que l’ensemble des textes ici publiés, provenant de pays francophones, contribuent d’abord à rappeler, tout en soulignant les transformations qu’a connues et que continue de connaître la mémoire familiale dans les pays occidentaux.
Mots-clés:
L’impératif généalogique
Vincent de Gaujelac
« L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet » . Cette formulation pose un certain nombre de problèmes théoriques, en particulier sur la nature du déterminisme historique qui la sous-tend : de quelle histoire s’agit-il ? Que signifie être le produit d’une histoire ? Qu’est-ce qui fonde cette loi de production et de reproduction ? Qu’est-ce qui anime cette quête du sujet ? L’ordre généalogique conduit chaque individu à sortir du magma familial par un double principe d’identification et de différenciation. Un travail sur l’arbre généalogique permet de comprendre en quoi l’histoire est agissante en soi et de prendre conscience des impasses et des contradictions qui peuvent conduire certains à ne pas vouloir transmettre.
Mots-clés: arbre généalogique, impasse généalogique, sociologie clinique, roman familial, trajectoire sociale
Histoire de France et mémoire familiale : imbrications et variations d’appropriation sous contrainte sociohistorique
Marie-Laetitia des Robert
Se ressentir français et se construire sur ou en marge de cette référence est le fruit d’une construction individuelle, sociale et collective dans laquelle la famille joue un rôle certain. En particulier, la mémoire faite de l’imbrication de la biographie des ascendants dans l’histoire nationale et son rôle dans l’élaboration des sentiments d’appartenance française diffèrent significativement en fonction du contexte sociohistorique. À un modèle de forte convergence et appropriation mémorielle assurant l’identification par filiation dans l’entre-deux-guerres, succède chez les natifs d’après 1940 un rapport différencié à l’imbrication de l’histoire des ascendants dans l’histoire nationale selon quatre configurations typiques. Le modèle mémoriel l’a emporté sur le modèle historique; l’heure est au droit d’inventaire et à l’individualisation.
Mots-clés: mémoire familiale, appropriation, affiliation, histoire, sentiment d’appartenance, France
Patrimoine, généalogie et identité : la valorisation de la mémoire familiale au Québec et en Acadie au XXe siècle
Caroline-Isabelle Caron
Cet article présente comment la généalogie au Québec et en Acadie aux XIXe-XXe siècles permet la constitution d’un patrimoine symbolique. Le savoir généalogique d’une famille est précieux pour les membres de la famille qui s’y reconnaissent, et sa valeur en est suffisamment élevée pour nécessiter sa conservation et sa transmission aux générations futures. La généalogie nourrit un processus de distinction (dans le sens de Bourdieu) du généalogiste et de sa famille. Ceux qui se reconnaissent dans la narration familiale se différencient et se distinguent des autres familles qui ont une autre histoire familiale que la leur.
Mots-clés: généalogie, patrimoine, identité, Québec, Acadie
Mémoires familiales et fratries : les liens fraternels à l’épreuve du temps
Evelyne Favart
Dans cet article, la mémoire familiale est appréhendée à partir de récits de frères et soeurs adultes narrant leurs souvenirs d’un passé en partie commun. À travers la mémoire familiale, la fratrie dispose de fondations. Cette expérience est solidement liée à des enjeux identitaires, car les traces du passé dans le présent mettent leur contenu à la disposition des frères et soeurs. Concrètement, il s’est agi de concevoir les frères et soeurs comme porteurs et créateurs de mémoires familiales, à travers les négociations collectives et individuelles qui circulent autour de ces représentations symboliques.
Mots-clés: famille, fratrie, identité, mémoire, lien familial
Appartenances et mémoires familiales : le regard de jeunes adultes ayant vécu dans une famille recomposée
Bérangère Véron
Cet article se propose d’étudier le sentiment d’appartenance familiale de jeunes adultes ayant vécu dans une famille recomposée. Il semble que le rapport aux lignées et aux mémoires est soumis à des normes floues mais intériorisées selon lesquelles ce sont les lignées parentales qui font l’objet d’une affiliation symbolique et volontaire. Quelle que soit la qualité du lien, la lignée beau-parentale ne suscite pas un investissement imaginaire; la mémoire héritée et intime du beau-parent gardien n’est pas incorporée à celle d’Ego. Celui-ci intègre plutôt les souvenirs qu’il partage avec son beau-parent à sa propre mémoire.
Mots-clés: famille recomposée, pluriparentalité, mémoire familiale, lignée, affiliation
La mise en scène de l’amour : la photographie de mariage dans la deuxième moitié du XXe siècle
Martine Tremblay
La photographie est utilisée ici comme matériau permettant une approche des rapports symboliques qui se construisent au moment du mariage. Rituel au coeur du rituel, la séance de photographie raconte une histoire idéalisée du couple et de leurs relations familiales. Derrière cette mise en scène, nous décelons les conceptions communes et les valeurs qui structurent les rapports sociaux. Le choix du mariage ritualisé à la fin du XXe siècle montre que, même s’ils se sont libérés de l’autorité parentale, les jeunes ont intériorisé les normes qui structurent la conjugalité et la filiation.
Mots-clés: mariage, rituel, photographie, rapports sociaux, rapports symboliques
La photographie de famille au temps du numérique
Irène Jonas
Rite du culte domestique, l’album de photos de famille pérennise les évènements et les personnages de la vie familiale qui « méritent » d’être conservés et transmis. La production exponentielle de photographies de famille avec l’introduction du numérique et le traitement des archives photographiques familiales sur ordinateur sont-ils en voie de modifier l’élaboration de cette mémoire familiale? Avec le numérique semble se profiler le rêve d’une vie photographiée en continu et d’une mémoire intégrale, incompatible avec le processus même de la mémorisation qui implique de retenir et trier pour éliminer. Cet excès de mémoire familiale, ce rêve de « tout photographier », ces fantasmes de « tout garder », cette passion de « tout stocker » ne risqueraient-ils pas alors de conduire à une mémoire saturée?
Mots-clés: photo de famille, trace, mémoire, genre numérique
Les usages sociaux et politiques de la mémoire familiale : de la réparation de soi à la réparation des chaos de l’histoire
Michèle Vatz Laaroussi
Dans ce texte, nous développons l’hypothèse selon laquelle la mémoire familiale joue un rôle d’articulation et de coconstruction entre l’identité individuelle et l’identité familiale de groupe, mais que plus encore, au travers de ses fonctions de transmission, de revivification du passé, de conscientisation d’une trajectoire et d’un temps parcourus, elle ouvre un nouvel espace entre l’individu et le social, entre l’intime, le privé, le collectif et le public. C’est dans cet espace entre individu, famille et social que se dessinent des usages inédits de la mémoire familiale, usages thérapeutiques, sociaux et politiques qui visent le soin des individus, le traitement des familles, la réparation des souffrances et des brisures infligées tant par les familles elles-mêmes que par les contextes sociaux et historiques et, finalement, la promotion des sujets citoyens. Cette analyse est réalisée à partir d’un panorama des usages méconnus de la mémoire familiale, et elle permet de réfléchir sur les enjeux, limites et éventuels effets pervers de ces nouveaux liens entre mémoire familiale, sujet familial et acteur social.
Mots-clés: mémoire familiale, réparation individuelle et collective, histoire, enjeux sociaux, enjeux politiques
Internet et le gène : la généalogie à l’heure des nouvelles technologies
Caroline Legrand
Le but de cet article est de revenir sur les mutations à l’oeuvre dans le secteur de la généalogie. Ici, ce ne sont pas les nouvelles catégories de population touchées par l’envie de se découvrir de lointains ancêtres qui nous intéressent, mais l’apparition sur le marché de la généalogie de deux nouvelles techniques d’investigations que sont l’informatique et la génétique. Nous analyserons les usages qu’en font les généalogistes et questionnerons les formes les plus modernes d’interprétations qu’elles suscitent.
Mots-clés: généalogie, génétique, identité, Internet, parenté
Capital social et ambivalence intergénérationnelle : le soutien parental aux jeunes qui ont quitté les études secondaires sans diplôme
Marc Molgat
Le présent article met en évidence les dynamiques relationnelles entre des jeunes et leurs parents dans la production du capital social pouvant faciliter l’insertion professionnelle. Le cas étudié concerne plus spécifiquement de jeunes adultes (n=32) ayant délaissé leurs études secondaires et que nous avons interviewés de quatre à six ans après leur départ de l’école. Bien que dernièrement les relations entre les jeunes et leurs parents soient surtout décrites en termes d’entente intergénérationnelle, la notion d’ambivalence intergénérationnelle permet de mieux rendre compte des relations parents-enfants au moment de l’abandon des études et, par la suite, au cours du processus d’insertion professionnelle. L’analyse montre que l’absence d’ambivalence ou les possibilités de la tolérer et de la résoudre apparaissent comme des conditions essentielles à la production du capital social. Le niveau de scolarité des parents semble avoir peu d’incidence sur ces dynamiques.
Mots-clés: jeunesse, soutien parental, capital social, ambivalence, rapports intergénérationnels
Relations entre l’état psychologique de la mère et l’état psychologique de l’enfant en contexte de séparation conjugale
Catherine Cyr-Villeneuve, Francine Cyr, Geneviève Carobene
Cet article s’intéresse à l’importance de l’état psychologique de la mère sur les difficultés qu’elle observe chez son enfant ainsi que sur le lien direct de son état sur l’enfant, dans un contexte de séparation conjugale. Trente-sept dyades mère-enfant ont complété des instruments mesurant l’état psychologique de la mère (PSI) et de l’enfant (CBCL, RCMAS et CDI), Les analyses effectuées démontrent qu’en contexte de séparation, la détresse psychologique maternelle est liée aux difficultés globales qu’elle rapporte chez son enfant. Les résultats révèlent aussi que la détresse de la mère est reliée à la dépression autorapportée par l’enfant dans ce contexte. Ces résultats sont discutés en tenant compte de considérations propres au contexte québécois.
Mots-clés: état psychologique, mère, enfant, séparation conjugale, relation